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ARTICLE 24: DE QUOI FAUT-IL S’INQUIÉTER?

Updated: Dec 7, 2020


 

Le 20 octobre dernier était déposée à l’Assemblée nationale une proposition de loi relative à la sécurité globale portée par Jean-Michel Fauvergue, ancien chef du RAID, et Alice Thourot, députée de La République En Marche. L’objectif : protéger les agents du maintien de l’ordre contre les violences qu’ils subissent, dans le cadre de leurs fonctions mais aussi dans leur vie privée. Comment ne pas se souvenir avec effroi du double meurtre de Magnanville en 2016, où furent tués, chez eux, un policier et sa femme par un terroriste djihadiste. Depuis les débuts de la proposition de loi dans l’hémicycle, l’article 24 fait l’objet d’une controverse particulièrement virulente. Une première version prévoyait de punir d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende la diffusion de « l’image du visage ou tout autre élément d’identification » d’un agent des forces de l’ordre en opération, « dans le but de nuire à son intégrité physique ou psychique ».

Rapidement, l’ONU, la défenseur des droits et les syndicats de journalistes ont alerté sur l’atteinte au droit d’informer que représenterait ce texte, soutenant que les images d’opérations de police sont souvent essentielles dans l’élucidation d’affaires juridiques. Dès le 17 novembre, l’article 24 réveilla la colère de milliers de manifestants dont beaucoup fustigeaient une interdiction totale de diffuser des images de policiers, nourrissant la peur d’une impunité renforcée. Les députés de l’opposition se sont également insurgés face à ce texte qu’ils jugèrent liberticide à l’égard de la presse et, pour certains, révélateur d’une dérive vers un régime autoritaire.



L'INTENTION EST NOBLE, MAIS LE DISPOSITIF EST DÉLICAT [1]


Après des heures de débat et afin de rassurer les journalistes, comme tous ceux attachés au droit d’informer, le gouvernement modifia l’article par un amendement précisant qu’il ne porterait en aucun cas « préjudice au droit d’informer » - puisque seule la diffusion avec intention malveillante caractériserait le délit - et que cette intention devrait être « manifeste ». Pour l’exécutif, cette réécriture n’était que l’affirmation de sa volonté affichée : trouver l’équilibre efficace entre la garantie de la liberté d’expression, du droit d’informer et la protection des agents du maintien de l'ordre, en évitant leur « mise en pâture sur les réseaux sociaux ».


Mais la nouvelle version du texte continue de diviser l’opinion publique et le Parlement. L’intensité des réactions s’explique par de fortes inquiétudes liées à l’application du dispositif sur le terrain, aux ambiguïtés qu’il porte et au contexte dans lequel il s’inscrit.



LA THÉORIE ET LA PRATIQUE


Pour Ugo Bernalicis, député de La France Insoumise, l’article 24 ne serait autre « qu’une entreprise de dissuasion massive d’exercer ses libertés fondamentale », et permettrait aux policiers de procéder à des interpellations et gardes à vue préalables sans fondements. Toutefois, rappelons que le délit n’est caractérisé qu’au moment de la diffusion des images et non de leur captation, si et seulement si une intention manifestement malveillante l’a motivée. De fait, l’agent de police n’aurait toujours pas le droit de s’opposer à être filmé. Il ne serait pas en droit d’arrêter un citoyen qui l’enregistre pour cette seule raison, ni par anticipation d’une probable diffusion avec une possible intention malveillante. L’arrestation est une pratique règlementée par l’article 73 du code de procédure pénale qui ne la permet qu’en cas de flagrant crime ou délit.


Néanmoins, la pratique ne coïncide jamais parfaitement avec la théorie. La ligne est fine entre le procès d’intention fait aux policiers et la réalité du terrain qu’il serait naïf d’exclure. En effet, les députés de l’opposition redoutent un recul de la liberté d’informer lié à une autocensure des citoyens découragés de filmer et diffuser, à la fois par la pression des policiers et par la peine encourue en cas d’interprétation d’intention malveillante par la justice.



UN TEXTE AMBIGU?


Les parlementaires ont également alerté sur l’ambiguïté de deux notions du texte : l’atteinte à l’intégrité psychique et l’intention manifeste de nuire.


La première est déjà définie par la législation française. L’atteinte à l’intégrité psychique est prévue par l’article 222-14.3 du code pénal, qui reconnaît « les violences quelle que soit leur nature ». La deuxième mérite quant-à elle une clarification juridique afin de ne pas laisser la porte ouverte à l’interprétation. En qualifiant l’intention de nuire « manifeste », l’objectif du gouvernement était d’éloigner le spectre du délit d’intention ; seuls les cas évidents d’incitation à nuire serviraient de faits examinés par les juges. Lors du débat au Parlement le 17 novembre, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, donnait même quelques exemples: « Pourra-t-on désormais faire des appels au viol sur des policières? Pourra-t-on désormais faire des appels au meurtre sur des policiers? ». Évidemment, non. Si la réponse saute aux yeux, c’est sûrement parce qu’elle se trouve déjà dans la législation française. Les délits cités par le ministre sont déjà condamnables, et précisément par l’article 433.3 du code pénal qui punit de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende les menaces de violences et à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende les menaces de mort visant des personnes de la fonction publique.


Néanmoins, les propositions visant à remplacer l’intention manifeste par l’incitation à nuire ont été rejetées. Le 20 novembre, Gérald Darmanin justifiait ce choix en expliquant que la caractérisation du délit n’était pas celle « de la menace », mais de la diffusion accompagnée d’un « état d’esprit, d’une atmosphère » qui auraient manifestement pour but de nuire aux forces de l’ordre. Ces expressions d’atmosphère et d’état d’esprit ne sont pas définies par le code pénal et paraphrasent l’intention manifeste plus qu’elles ne l’explicitent. Autour de cette notion subsiste donc un flou; et quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup.


L’affaire Marie-Acab Land illustre l’efficacité du droit en vigueur dans la répression des diffuseurs malveillants. En 2019, la jeune femme fut poursuivie en justice alors qu’elle traquait des policiers, récoltait leurs noms et adresses, puis écrivait sur son compte Facebook: « si vous avez besoin d’infos sur un flic…venez MP ». La prescription d’une incapacité temporaire de travail de plusieurs jours aux agents concernés pour « incapacité psychologique » a permis au tribunal de condamner la jeune femme pour « violences volontaires sur personne dépositaire de l’autorité publique ». Ce cas fut évoqué à l’Assemblée nationale, questionnant ainsi l’utilité de l’article 24.



LE PÊCHÉ ORIGINEL


Parmi les députés qui continuaient de lui reconnaître un potentiel, certains ont refusé de voter pour en raison de son « pêché originel »: son rattachement à la loi sur la liberté de la presse et non au code pénal.


L’article 24 s’inscrirait dans la loi sur la liberté de la presse de 1881, qui garantit et règlemente le travail des journalistes. Mais ce nouveau texte ne les concernerait que très peu. Un journaliste ne travaille, ni ne dévoile de contenu avec l’intention de nuire aux personnes impliquées. Si cette intention est bien le seul fait pouvant caractériser le délit, « de penser que la presse pourrait tomber sous le coup de cet article, c’est faire une injure à ce que sont les journalistes », disait Stéphane Mazars le 20 novembre [2].

Pour lui, l’examen de ce dispositif dans le cadre du code pénal aurait évité de fausses craintes pour les journalistes et serait aujourd’hui davantage pertinent.


LE TEXTE ET LE CONTEXTE


Au-delà d’un texte existe un contexte. Peu de faits suffisent à entretenir la confusion et le doute. Le 2 novembre 2020, Gérald Darmanin promettait l’interdiction totale de « diffuser les images de policiers et gendarmes sur les réseaux sociaux ». Le 5 novembre, le rapporteur de la loi Jean-Michel Fauvergue précisait que le numéro d’identification d’un agent de police (RIO) ferait « exception à l’obligation de ne pas identifier », afin que les agents filmés ne puisse être reconnaissables que par la justice. Depuis, ces propos n’ont cessé d’être réfutés par ceux qui les tenaient, affirmant que les images seront « évidemment » diffusables et niant ainsi l’incohérence de leurs déclarations. Mais dans un contexte si inflammable, où chaque mot pèse lourd et chaque erreur de communication est fatale, quelle autre raison attribuer à ces contradictions qu’une volonté initiale différente et dangereuse pour la liberté d’informer?


En dehors de l’article seulement, le débat s’est envenimé de fausses inquiétudes, notamment lorsque Gérald Darmanin évoquait dans un tweet l’obligation des journalistes à se rapprocher des autorités de police avant de pouvoir couvrir une manifestation; une obligation qui n’existe pas.


ENCADRER LES RÉSEAUX SOCIAUX: UNE «INNOVATION LÉGISLATIVE»


Revenons-en au but de cet article 24: protéger les fonctionnaires de la République en évitant leur « mise en pâture » sur Internet. Les réseaux sociaux en sont la cible, étant des espaces de libertés mais aussi de non-droit, où se propage la haine franchissant parfois la barrière du virtuel. Face à ce constat, des députés comme Jean-Christophe Lagarde (UDI) ont tenté de lier cet article à une « innovation législative » afin d’encadrer une nouvelle pratique ; celle du lynchage médiatique.


En 2009, le gouvernement à crée la plateforme Pharos à partir de laquelle tout citoyen peut signaler des contenus punis par la loi, notamment pédopornographique, terroriste ou d’incitation à la haine. L’objectif est d’identifier la ou les personnes derrière ces contenus pour en informer les services de police. Moins de trente policiers et gendarmes sont chargés de l’accueil des signalements et de l’évaluation d’une éventuelle infraction ; un effectif qui en dit long sur les moyens déployés contre la cybercriminalité.


Aujourd’hui, la responsabilité des réseaux sociaux pour les contenus illégaux n’est engagée que lorsqu’ils sont portés à leur connaissance par notification, en raison de leur statut d’hébergeur. À la différence de l’éditeur, qui est pleinement responsable du contenu diffusé, l’hébergeur n’est qu’un intermédiaire délivrant les outils qui permettent de communiquer des informations en ligne. Mais face à la puissance de leurs algorithmes, les réseaux sociaux ont désormais, au moins un rôle actif dans la présentation de contenus, au plus une ligne éditoriale qui les pousse à la limite de leur statut d’hébergeur.


En juin 2020, dans le cadre de la lutte contre la haine sur Internet, la loi Avia fit son chemin jusqu’au Conseil Constitutionnel qui censura la majorité de ses dispositions jugées non- conformes à la Constitution. Cette loi prévoyait de donner un pouvoir unilatéral de retrait des contenus haineux aux réseaux sociaux, dont l’appréciation était laissée aux opérateurs sans l’intervention d’un juge.


Au niveau européen, un « pack législatif » nommé « Digital Services act » devrait être annoncé à la fin de l’année par la Commission européenne. Il poursuit deux objectifs majeurs; clarifier les responsabilités des réseaux sociaux et doter les États d’un dispositif juridique pour lutter contre le contenu illégal.


Au cours des débats sur l’article 24, a été remarquée sa similitude avec un dispositif proposé dans un autre projet de loi en cours. Il s’agit de la loi contre « les séparatismes », ou loi « confortant les principes républicains », visant à lutter contre l’islam radical suite à l’assassinat de Samuel Paty par un terroriste djihadiste. Il y est notamment prévu « un délit de mise en danger de la vie d’autrui par diffusion d’informations relatives à la vie privée ou professionnelle d’une personne permettant de l’identifier ou de la localiser dans le but d’exposer elle-même ou les membres de sa famille à un risque d’atteinte à la vie, l’intégrité physique ou psychique ou aux biens » ; une proposition qui fait écho à l’article 24. Ce projet de loi sera présenté en Conseil des ministres le 9 décembre prochain.


L’accumulation de toutes ces dispositions législatives révèle finalement différentes tentatives poursuivant le même objectif : éviter l’abandon de quiconque à la vindicte populaire sur les réseaux sociaux. Mais leur séparation dans des cadres distincts semble les rendre vaines et incohérentes, et alimente la critique de la création quasi systématique de « lois de circonstances » en réponse à des événements bouleversants.


Surtout, l’invention sans limite des juristes que loue Robert Badinter ne résoudra pas seule un problème qui « est essentiellement dans le cœur et la tête » de ceux qui commettent des actes de haine [3].



L’ARTICLE 24 EST-IL UNE BONNE IDÉE?


En théorie, le texte ne devrait pas porter préjudice à la liberté d’informer. Mais il reste un véritable casse-tête juridique. Pour Antoine Vey, avocat de Théo Luhaka battu par des policiers en 2017, si un texte est si difficile à rédiger, c’est qu’il est impossible de l’appliquer sur le terrain [4] . La défiance des citoyens envers les forces de l’ordre risquerait de s’aggraver, tandis que la protection de celles-ci n’en serait pas améliorée. Laisser planer l’ambiguïté au-dessus d’un texte de loi, c’est aussi laisser au pouvoir de demain la possibilité d’en user au service d’une idéologie ; c’est prendre le risque d’une interprétation dangereuse.


La polémique suscitée par l’article 24 a récemment poussé la majorité à proposer "une nouvelle écriture complète" du texte, afin de lever les doutes qui persistent et s'intensifient. L'opinion publique et ses représentants semblent donc avoir réussi à rappeler le gouvernement au principe de Montesquieu : il ne faut légiférer qu’avec la main tremblante.


 

[1] Eric Diard lors de la deuxième séance à l’Assemblée nationale le 20 novembre 2020. Disponible sur: Assemblée nationale ~ Deuxième séance du vendredi 20 novembre 2020 (assemblee-nationale.fr)


[2] Stéphane Mazars lors de la deuxième séance à l’Assemblée nationale le 20 novembre. Disponible sur: Assemblée nationale ~ Deuxième séance du vendredi 20 novembre 2020 (assemblee-nationale.fr)


[3] France Inter, Robert Badinter: “Que Samuel Paty soit salué, qu’on lui rende hommage, qu’on ne se déchire pas” [vidéo en ligne]. Youtube, 21 octobre 2020 [vue le 21 octobre 2020]. Robert Badinter : "Que Samuel Paty soit salué, qu'on rende hommage, qu'on ne se déchire pas" - YouTube


[4] C à Vous, Violences policières: la colère! [vidéo en ligne]. Youtube, 27 novembre 2020 [vue le 27 novembre 2020]. Violences policières : la colère ! - C à Vous - 27/11/2020 - YouTube


Sophie Godivier


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